Critiques médiatiques
Par Tun Kai Poh, émission télé par Eva Piltch, traduction par Jérôme Darmont
Lester :
Bienvenue dans l'émission,
je peux vous garantir que ça va être géant ce soir : presque aussi
excitant que le JT ! Ouaip, le festival musical de Kingston est de nouveau
à la une. Vous en avez entendu parler, Kim ? Un officier des Services de
Sécurité d'Hanover a tiré sur une des musiciennes du festival. Tiré
dessus ! Ouaip, quand il a été questionné, le tireur a répondu, « Hé
mec, une personne de moins — p'têt' que l'Hydrodôme ne va plus s'effondrer
maintenant. » (pause) Passe que ça pourrait faire la différence : y'a
pas beaucoup d'écart entre un dôme qui tient debout et un dôme écroulé. En
fait, le tireur visait une mouche juste derrière la chanteuse — l'essayait
juste d'aider — passe que c'est que font les mecs de la Sécurité
d'Hanover, aider, tout le temps...
Mais je plaisante. Je suis
sûr que l'Hydrodôme peut loger tout ce monde. Je veux dire, où vous pensez que
le MRN liquide ses ennemis ? Avant, ils leur filaient juste des chaussures
en ciment avant de les jeter à l'océan, mais maintenant, ils les mettent tout
entiers sans le ciment… ça fait des renforts pour les fondations du dôme…
(pause)
On continue — écoutez ça,
c'est une citation intégrale de CTN/Net : « La Commission des
Ressources Naturelles du GEO a révélé que la fréquence des actes de braconnage
graves a augmenté de 50 % dans l'archipel ces six derniers mois. Rien que
braconnage des hélions (sunbursts, NDT) a pratiquement doublé. »
Histoire sans aucun lien, Gertrude Baum, d'Hanover, a encore pris quarante
kilos cette semaine… (pause) Z'avez pas intérêt à craquer une allumette à côté
de cette bonne-femme parce que ça va être un nouvel incident de l'Exhibition
Océan Ouvert de Danzinger ! (silence) Parce que c'est une vraie baudruche
(blimp, l'animal aux poches de gaz inflammable, NDT). (silence)
Kim :
Ils sont horrifiés que tu
sois si cruel avec le personnel d'Hanover.
Lester :
(rires) Ouais, c'est ça.
Restez avec nous, super émission ce soir. Gail Arthur, journaliste sur CTN/Net
est avec nous pour remettre les choses en place sur tout ce que je viens de
dire, ainsi que la chanteuse/actrice Jessica Thorn — Oh là
là ! — et notre invité musical Tsunami Muffins. Restez avec nous —
nous revenons tout de suite avec Gail Arthur.
Une femme entre deux âges,
boudinée dans un tailleur italien, se rue dans le bureau sans frapper. Son
visage est écarlate. « Werner, tu as entendu ce qu'il a dit sur
moi ? »
« Mmm ? »
L'homme le plus puissant de Lebensraum lève les yeux de son écran holographique.
« Gertrude ? »
« Il m'a traitée de
baudruche ! »
« Oh, ça. » Il
regarde ailleurs, essaye de ne pas sourire. « Vraiment, Gertrude. Tu as
quelques kilos à perdre, tu sais. »
« Et il a fait des
remarques grossières, non, calomnieuses, à propos d'Hanover Industries !
Il faut l'arrêter. J'ai préparé un communiqué de presse… »
« Calme-toi,
maintenant. » Il désigne un fauteuil et lui fait signe de s'asseoir. Elle
s'y laisse tomber lourdement en soupirant.
« Gertrude, tu es notre
meilleure Relation Publique, nous avons travaillé ensemble pendant des années.
Je ne t'ai jamais vue si offusquée. »
« C'est seulement… avec
tous les problèmes que nous avons eu récemment… à essayer de dissimuler le
problème de Westcape, l'ouverture de l'Océanarium de Danzinger, cet accident au
Hazards Casino, la publicité pour la promotion de la Tour Schneider et
maintenant ces menaces de ces fous d'écoterroristes… ce Joey Lester tout
suffisant avec son sourire éclatant et ses commentaires ineptes. Je voudrais
l'étrangler, oh oui. » Elle passe une main dans sa chevelure blonde et
grimace. Dents blanches. Vétéran de cent guerre des médias, Gertrude aurait dû
avoir des rides à son âge, mais ses gènes améliorés lui conféraient une
apparence jeune et angélique.
« Eh bien, au moins ils
n'ont pas ri quand il a plaisanté à propos de ton poids. » Werner enfonce
un bouton et un robot portant un plateau entre en roulant dans la pièce.
« Voilà, prenons un thé. Oublions Joey Lester et nos problèmes sur
Poséidon. Discutons, simplement. »
L'allemande grassouillette
incline la tête et regarde son vieil ami. « Quand avons-nous eu une simple
conversation pour la dernière fois ? »
« Il y a trop
longtemps. J'ai été si occupé cette année. Comment vont les
garçons ? »
« Adolf m'a écrit
récemment. Il est toujours à l'académie des Services de Sécurité, en manœuvres,
mais il sera bientôt diplômé. Et Hans vient d'être promu assistant-producteur
sur notre dernier film. »
« Vraiment ? C'est
magnifique. « Les héros des Services de Sécurité d'Hanover », notre réponse
à « la patrouille de Poséidon ». Une idée brillante de ta part. Le
parfait outil de propagande. Je suis sûr qu'il en fera un succès. Ce serait
excellent pour sa carrière. »
Ils parlent pendant des
heures, de leur famille, de leur bonne vieille ville natale en Allemagne et de
tout ce qui les distrait des crises de Poséidon. Ils échangent des tuyaux sur
les derniers traitements de longévité à la mode, ceux qui coûtent plus que
95 % des habitants de la colonie peuvent gagner en un an. Ils sirotent
leur thé et oublient les rebelles natifs comme si c'étaient des bêtes sauvages.
Bientôt, leurs problèmes sont oubliés.
« …et tu te rappelles
la fois où les commissaires du GEO ont essayé d'interdire la construction des
terrains de golf sur toute la planète ? »
Gertrude rit. « Encore
une politique verte malavisée. « La prolifération des jeux de golf en
réalité virtuelle rend inutile la construction de nouveaux terrains de golf, ce
qui serait irresponsable du point de vue de l'environnement. » Quelle
idiotie environnementaliste. »
Elle se souvient. Elle était
à Hanovre, elle écoutait la diffusion audio de CommCore, le jour où elle avant
entendu que la campagne de lobbying de Werner et Rolf avait été couronnée de
succès. Tout le monde dans la pièce avait poussé des hourras à cette annonce.
Elle l'avait fêté en prenant l'avion pour les parcours de golf de la NIS, au
Japon. Elle avait fait un 18 trous avec Rolf. Rolf Danzinger, son mentor.
Presque un second père.
Werner remarque quelque chose.
« Qu'est-ce qu'il y a ? Tu penses à quelque chose. Non, pas à quelque
chose. À quelqu'un. »
« Rolf. Je me rappelai
juste comment il tenait tête au GEO chaque fois qu'ils sortaient quelque chose.
Ses moustaches tressautaient quand il a dit au Haut Commissaire où il pouvait
foutre son interdiction. »
« C'était il y a tant
d'années ? Ce bon vieux Rolf me manque… »
« Bon… » Elle pose
la tasse de thé et se lève. « Il faut que j'y aille avant que nous
donnions dans la sentimentalité. Si je dois aller à Kingston, il faut que je
fasse mes bagages. Il faut d'abord que je voie avec le département Droit
quelles sont les possibilités d'assigner Joey Lester en justice. »
« Laisse tomber. C'est
un moucheron. Oublie-le. »
Elle sourit juste, son
fameux sourire, celui qu'elle sert aux caméras, et sort du bureau.
Par le hall, passer derrière
les gardes en uniforme de la Sécurité. Passer deux points de contrôler, les
batteries de senseurs automatiques. Entrer dans l'ascenseur. Le maglev l'emmène
à travers Lebensraum. Bientôt, elle est dans sa villa de cadre dirigeant sous
haute sécurité. Enfin à la maison !
Alors qu'elle allume l'écran
plat CommCore sur le mur, un fauteuil automatique roule derrière elle. Elle s'y
assied et repose ses pieds. Aucun message des garçons. D'autres rapports de
Westcape. D'autres pertes. Si des étrangers venaient à connaître la vérité, le
GEO serait ici en une fraction de seconde, avec leurs ADAV verts et
argent et leurs fachos de Forces de maintien de la Paix. Elle programme des
brouillages supplémentaires sur les transmissions satellites qui ne viennent
pas d'Hanover, utilisant le satellite géostationnaire placé au-dessus de
Westcape dans ce but. Le seul moyen que les rebelles de Westcape ne racontent
pas leur version de l'histoire dans tous les JT. Elle prend connaissance de
plusieurs mémos de son équipe, visionne une pré-version d'un clip vidéo
promotionnel pour le concert d'Asuka Schneider à Haven, puis consulte les
dernières données commerciales.
Soudain, l'écran s'éteint.
Les rapports sont remplacés par un enregistrement artisanal, de mauvaise
qualité, d'un morceau musical. Un groupe ragtag joue sur une scène de bois dans
un petit village natif, devant un public d'enfants et de jeunes adultes. La
chanson commence avec un rythme rapide joué à la batterie, avec en fond des
trompes natives et une guitare aiguë. La chanteuse agite ses bras en l'air, des
tatouages intelligents luminescents dansant sur ses bras et son torse. C'est
une native élégante avec un regard presque masculin. Et elle regarde Gertrude
droit dans les yeux.
Le visage de Gertrude Baum
est un masque de mort. Elle reconnaît la chanteuse : Jeanette
Harwati-Colton, génie musical et écoterroriste activement recherchée sur toute
la planète. Et porteuse de mauvaises nouvelles.
« Bouche à mensonges,
dis une prière / Mets-toi à genoux et redoute / La tempête vient et elle arrive
vite / Ton prochain mensonge sera le dernier… »
C'est une chanson de colère
et de violence annoncée. C'est une menace de mort et un avertissement, un
concert personnalisé adressé uniquement à la plus puissante des Relations Publiques
d'Hanover Industries.
C'est plutôt une bonne
chanson, mais Gertrude ne l'apprécie pas sur l'instant. Ses mains agrippent si
fort les bras du fauteuil que la puce de l'Intelligence Artificielle se plaint
des contraintes excédant les seuils de tolérance du meuble. Et la chanson rugit
dans un crescendo ardent. Gertrude n'entend plus vraiment les paroles, mais le
message est clair : nous allons te traquer. Tes jours sont comptés.
La chanson se termine. En
grosses lettres lumineuses, le message s'affiche à l'écran : « Les
Enfants de la Veuve, Libérateurs de Poséidon, vous ont présenté Poseidon's
Price. Production : Abel Ransom et Jeanette Maya Mahsuri Harwati-Colton, avec
le gracieux concours de nos fan du Sierra Nueva Cluster. Le monde sera lavé par
le sang des Pollueurs, au nom de la Veuve de la Tempête et de nos ancêtres.
Profite bien de la vie, Gertrude Baum. »
L'écran s'éteint à nouveau.
Gertrude se lève avec hésitation, active les contrôle de l'écran. Rien. Il est
cassé. Mais aucun signe de manipulation malveillante.
Elle regarde autour.
Derrière. Ce coin sombre de la cuisine, ces rideaux épais et coûteux… ils
pourraient être n'importe où. Elle active le téléphone de son ordinateur de
poche. « Gardes ? »
Pas de réponse.
« Gardes !
Gardes ! » Elle se retourne, jetant des regards à droite et à gauche.
« GARDES !!! »
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