Une offrande parfaite

Par Tun Kai Poh, traduction par Jérôme Darmont

Dans ses rêves, elle attrapait un poisson doré qui se tortillait, sautait et chantait le Cantique des Cantiques avec une voix d’enfant. Mais son père le charpentier lui prenait le poisson, l’emmenait dans la cuisine, le posait sur la planche à découper et le coupait en neuf morceaux. Puis elle essayait de remettre les morceaux en place, mais ils ne s'emboîtaient plus, quelle que soit la façon dont elle les disposait. À la fin, elle rejetait le poisson à l’eau car il n’aurait pas été heureux à terre. Alors le poisson partait vivre avec sa mère, qui lui ressemblait trait pour trait, dans sa maison au fond de la mer.

Il n’y avait jamais assez d’alcool dans le quartier des Floats, songea Jessica DeMarco Vasquez.

Elle se réveillait toujours. Toutes les nuits, elle tentait de boire assez pour s’endormir et rêver à jamais, mais avant qu’elle ne s’en rende compte, Lambda Serpentis était à son zénith, dardant ses rayons dans ses yeux alors qu’elle était allongée sur le dos dans un magma puant, sur la passerelle. Elle ne craignait pas de s’étouffer avec son propre vomi, car son corps aquaforme défraîchi éliminait encore suffisamment bien les poisons pour qu’elle ne vomisse pas.

Il n’y avait jamais assez de poison dans les Floats.

Elle était vieille. Elle descendait d’une longue lignée de femmes qui vieillissaient prématurément. Sa mère avait eu des rides sur le visage à trente ans, deux ans avant de mourir en mettant Jessica au monde. Sa grand-mère était morte de vieillesse à cinquante-huit ans, quand elle avait seulement trois ans. En années terriennes, pas en années de Poséidon.

Elle avait quarante-cinq ans, maintenant. Elle était vieille, avait les cheveux gris, alors que les femmes riches pouvaient demeurer jeunes à cent ans grâce à la thérapie au Long John. Ses mains tremblaient sans arrêt. Tôt ou tard, ses tubules rénaux génétiquement modifiés failliraient d’avoir traité de l’eau de mer pendant des dizaines d’années. Ou son foie absorberait plus de poison qu’il ne peut en éliminer. Ou bien elle serait battue à mort pour être une veille mendiante affreuse, agrippée à sa trompette ternie, qui pourrait être revendue pour acheter du pharium, de l’alcool ou de la Tata Suzie.

Elle n’aurait bientôt plus de temps pour trouver sa chanson.

Jadis, un aveugle l’avait aimée et possédée. Elle avait joué de la trompette dans son groupe pendant des années et des années, jouant brillamment en présence de ce génie aveugle dont le talent éclipsait le sien comme la lumière du jour dissimule la lune. Elle avait commencé à douter qu’elle put devenir suffisamment douée ou même suffisamment brave pour trouver sa chanson. Puis, le groupe s’était séparé. Deux musiciens plus jeunes avaient voulu repartir de zéro. Ils l’avaient invitée à les rejoindre.

" Ne t’enfuie pas pour trouver ce que tu cherches ", l’avait-il suppliée. " Reste, bébé. Reste et trouve-le ici, avec moi. " C’était la première fois qu’il suppliait.

Mais elle ne pouvait pas dormir la nuit. Troublée par des rêves, épuisée, elle quitta son amant aveugle pour suivre les autres musiciens. Elle le quitta pour réaliser son rêve, sa trompette à la main. Elle avait trente-cinq ans à l’époque.

Les trois musiciens appelèrent leur nouveau groupe Poseidon’s Price. Ils voyagèrent dans tout l’archipel, là où les vents les poussaient. Les nouveaux venus faisaient enfler les villes et les camps de mineurs, attirés sur la colonie autrefois abandonnée par l’odeur de l’argent et la promesse d’immortalité. En ces temps de changements, le groupe grandit. Ils créèrent une toute nouvelle musique à partir de vieux morceaux. Le désir animait leurs chansons. Jeanette chantait son désir de tuer tous les nouveaux arrivants. Abel chantait son désir pour Jeanette. Jessica DeMarco Vasquez ne chantait rien d’intéressant. Elle cassait le rythme. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait là. Elle savait ce qu’elle voulait faire, mais pas comment le faire. Les autres voulaient du feu et des carnages, mais elle voulait seulement trouver son rêve et sa chanson, un poisson doré avec la voix d’un enfant. Elle n’appartenait pas au groupe, alors, finalement, elle laissa Jeanette, Abel et Poseidon’s Price à leurs plans.

Elle avait pensé pouvoir y arriver toute seule, sans aide. Elle s’était installée à Haven et avait joué dans les clubs. Les factures s’entassaient et l’alcool semblait toujours coûter plus cher, à moins que ce ne soit elle qui en bût plus. Un jour, elle se réveilla sur la passerelle et découvrit à sa grande surprise qu’elle ne pouvait plus rentrer chez elle et, pire, qu’elle ne jouerait plus jamais.

La vieille mendiante s’enveloppa dans ses haillons trempés. La peau sur les os. Le souvenir de la faim lui traversa l’esprit, mais brièvement seulement. Elle était au-delà de la faim. Alors qu’elle boitait devant un bar à putes ouvert toute la nuit, sur la passerelle, ce n'est pas l’odeur du poisson trident frit, ni celle de l’igname sautée à feuilles fourchues qui attira son attention, mais une enseigne. C’était un méli-mélo de cordes optiques multicolores et clignotantes disposées sur une planche de mousse bioplastique. Il était écrit : THE FORK LEAF GIRL RESTAURANT.

C’était un établissement respectable, malgré son implantation dans un mauvais quartier. Les propriétaires avaient payé le droit d’utiliser le nom. C’était une chanson reggae classique du légendaire aveugle de Kingston. Certains disaient que c’était une ode à un amour perdu. Tout le monde s’accordait à dire que les spécialités natives étaient excellentes.

La vieille mendiante à la trompette ternie fixa l’enseigne et rit comme une démente. Les clients étaient contrariés. Un serveur adolescent dut chasser la vieille épave ivre.

Elle voulait le poisson doré qui chantait le Cantique des Cantiques.

Petite fille grandissant dans les îles de Zion dans les années précédant le Recontact, elle avait possédé un des derniers appareils électroniques de la planète. C’était un lecteur audio de poche qui avait appartenu à l’un des colons originels du projet Athéna. L’étiquette disait " 20th Century American Folk ". Peut-être que le premier propriétaire avait juré de ne pas écouter une seule chanson jusqu’à ce que le vaisseau de ravitaillement arrive. Peut-être que non. C’était juste une théorie que la petite fille bronzée avait ébauchée un jour. Elle se demandait souvent pourquoi il marchait toujours, pourquoi sa batterie fonctionnait encore après toutes ces années passées dans sa boîte étanche au fond du lagon. Personne d’autre ne l’avait jamais vu. C’était son secret.

La petite fille bronzée s’était éclipsée maints après midis dans l’ombre des buissons à feuilles fourchues, à écouter les chansons d’une Terre lointaine. Bob Dylan. Joan Baez. Woody Guthrie. Tracy Chapman. Cent musiciens et quatre cent chansons en mémoire. Dans la colonie voisine de Kingston, les anciens étaient fiers de conserver dix-huit chansons et demi de Bob Marley. S’ils avaient su qu’elle détenait un trésor culturel de quatre cent chansons qu'elle cachait égoïstement au reste de la colonie, qu’auraient-ils fait ?

Le Recontact marqua la fin de cette époque paradisiaque. Les explorateurs venus de la Terre depuis longtemps perdue amenèrent des nouvelles du monde natal, des machines et des médicaments. Ils amenèrent également les chansons de six cent ans d’histoire humaine. Le lecteur de poche n’était plus ni spécial, ni unique, pensa-t-elle. La petite fille bronzée le jeta à la mer.

Les fantômes des cent chanteurs noyés hantèrent ses heures de veille. Seul un sommeil sans rêve lui offrait un refuge. Elle se lança dans la musique et choisit la petite trompette de Zion comme instrument.

À l’âge de quatorze ans, elle alla étudier à Kingston sous la houlette d’un aveugle de trente ans son aîné. C’était un magicien légendaire qui avait inventé de nouvelles traditions de reggae tribal alors qu’il avait seulement vingt ans. C’était un sage. C'était un pacifiste et un militant de la paix, qui condamnait désormais la violence qu’il avait autrefois adoptée. Mais pendant des années, elle fut terrifiée à l’idée qu’il pourrait la violer. Peut-être que c’était la façon dont il semblait la regarder avec ses yeux aveugles. C’était une peur irrationnelle qui la faisait jouer sur scène comme si elle avait un démon derrière elle.

La peur nourrit son talent pendant dix ans. Puis, singulièrement, elle devint la maîtresse de son professeur. Et elle pensa qu’elle avait trouvé le bonheur.

À l’âge de vingt-six ans, après une jam-session qui avait duré toute la nuit dans une boite enfumée de Kingston, elle rêva du poisson doré pour la première fois. Sa chanson était le Cantique des Cantiques de Salomon et sa mélodie une distillation de toutes les chansons qui avaient été chantées dans la mer. Cela devint son Graal.

Elle passa des heures, seule, sur les rivages de son enfance, à jouer de la trompette auclair de lune, à la recherche de cette chanson parfaite. Elle jouait jusqu’à en avoir mal, se forçant encore plus fort que lorsqu’elle avait vécu dans la peur de l’aveugle. C’étaient ses excuses aux quatre cent chansons sous la mer. Mais elle ne pouvait jamais y arriver tout à fait. Chaque fois qu’elle tutoyait la chanson parfaite, elle se bloquait, de peur que sa chair mortelle ne faillisse, qu’une fausse note discordante ne ruine tout comme un couteau planté dans la figure d’une jeune fille.

Cette fois-ci, la peur la paralysa peu à peu. Elle la détruisit. C’était un processus lent et douloureux. Cela prit presque vingt ans, mais désormais, enfin, Jessica DeMarco Vasquez ne pourrait plus jamais jouer. Désormais, elle mendiait et volait et, quand elle pouvait se l’offrir, elle buvait assez pour rêver la nuit.

Il commença à pleuvoir. À Haven, on aurait dit qu’il pleuvait toujours à deux heures du matin. Les rangées de cabanons bon marché en bois et bioplastique étaient construites si proches les unes des autres qu’elles empêchaient la pluie de tomber dans les allées situées entre elles. Jessica DeMarco Vasquez s'abritait ici. Elle se laissa glisser en position assise et rêva d’avoir une bouteille d’alcool d’algues bon marché. Pas de sommeil cette nuit. Elle tira ses jambes à l’intérieur, hors du passage de l’eau qui tombait des gouttières.

Des pas résonnèrent sur la passerelle, quelqu’un qui venait de la direction du Fork Leaf Girl. Elle cacha sa trompette sous ses genoux. Regardant ailleurs, elle afficha le masque de l’oubli qu’elle connaissait bien. Faire semblant de ne pas les voir et ils vous laissent tranquille. Une tactique de survie courante dans les Floats.

" Jessica DeMarco Vasquez ! "

Elle leva la tête, aperçu le visage et retint son souffle.

Deux coups de feu l’atteignirent de plein fouet. La première balle lui déchira le rein. La seconde balle se logea dans sa colonne vertébrale au-dessus de ses hanches et explosa.

Elle s’assit là et fixa les yeux familiers. " Toi. "

Les pas s’éloignèrent et l'on entendit plus que le martèlement de la pluie. Personne ne vint aux nouvelles après les coups de feu. Les gens des Floats étaient pauvres, pas stupides. L’eau de pluie qui inondait l’allée lava son sang jusque par-dessus la passerelle, puis dans la baie en contrebas. Au moins, elle ne laisserait pas de saleté derrière elle. Son monde était froid et il n’y avait que peu de douleur.

Pas la peine de demander pourquoi. Pas le temps.

Des bribes de chansons se rappelèrent à ses oreilles, mais elles furent vite parties pour ne jamais revenir. Lequel des quatre cent était-ce ? Ça ne faisait rien. Toutes ses chansons l’avaient quittée depuis longtemps.

En tâtonnant, elle sortit la trompette qu’elle n’avait plus à cacher. Elle ne se rappelait plus comment la tenir correctement. Mais il n’y avait rien à perdre et tout à gagner. Elle aurait aimé se rappeler les techniques de respiration. Elle aurait aimé se souvenir de nombre de ses vieilles leçons. Mais elle avait beaucoup perdu et ne le récupérerait pas à temps. Ce ne serait pas une chanson parfaite. Ce ne serait même pas une bonne chanson. Elle prit son souffle, ferma son esprit à la douleur et à la peur et leva la trompette à ses lèvres. C’était un début.