Dans l'ombre de la pluie

Par Tun Kai Poh, traduction par Jérôme Darmont

C'était l'endroit le plus sec de Poséidon. Sur une planète où 97 % de la surface étaient recouverts par de vastes océans, il n'avait pas plu ici depuis plus d'un an. La seule fois où le sable avait été mouillé récemment, c'était avec du sang humain.

Il était couché sur le ventre dans le sable, regardant dans son viseur. À 500 mètres de là, la patrouille du Service de Sécurité de Hanover se frayait un chemin en file indienne à travers les rochers. Cinq des soldats portaient des fusils d'assaut et l'un d'entre eux une mitrailleuse légère. Leurs uniformes de camouflage couleur désert semblaient ne pas leur aller très bien et il soupçonnait qu'ils étaient tout neufs. Les soldats dirigeaient le canon de leurs armes de gauche à droite, tentant de détecter toute embuscade. Mais il était bien caché derrière un buisson aux branches sèches.

Il laissa le réticule de son viseur danser sur le soldat de tête, un jeune élève officier blond qui avait enlevé son casque à cause de la chaleur étouffante. L'homme au visage joufflu n'était encore qu'un gosse. Il avait la coupe de cheveux réglementaire et sortait visiblement tout juste de l'Académie militaire. Le grossissement amélioré par ordinateur de la lunette permettait même de distinguer le nom sur son uniforme : " A. BAUM ". Pas de bol pour le môme, pensa-t-il, d'être assigné à Hell's Basin sitôt diplômé.

Il visa avec soin, attendant que la patrouille soit entièrement à découvert entre les rochers.

Il les mitrailla. CLIC !

* * *

" Ce sont d'excellentes photos, M. Ortega. " Bernardo Oliveira leva les yeux de la table. " Les soldats sont clairement en tenue de combat complète. Voilà une preuve supplémentaire des agressions qu'Hanover Industries perpètre à l'encontre des natifs de Westcape. Cependant, étant données la qualité et la quantité des… autres clichés que vous avez pris, je pense que ceux-ci ne sont pas vraiment nécessaires. "

Ramon Ortega acquiesça. " Oui, les photos de la semaine dernière. C'était un massacre sans soin. Comme s'ils se moquaient de qui le verrait ! Je connais ce genre de tactiques, je sais comment ils pensent. " Il n'y avait pas trace de colère dans sa voix, seulement une pointe de tristesse. " Mais il fallait que je jette un dernier coup d'œil, pour voir leurs nouveaux soldats. "

Oliveira regarda attentivement son interlocuteur, apercevant un regard lointain dans ce visage sombre et maigre. Il connaissait le photographe depuis bientôt un mois, l'avait guidé dans tout Westcape pour qu'il soit témoin de la guerre secrète que menait Hanover aux natifs, mais l'homme demeurait un mystère. Il dissimulait quelque chose qu'Oliveira ne parvenait pas à deviner.

Ortega était homme de type hispanique d'environ 35 ans, petit, le crâne un peu dégarni. Une moustache noire et broussailleuse dissimulait parfois les expressions de son visage, mais Oliveira savait regarder les gens dans les yeux. Et les yeux d'Ortega étaient des lacs sombres et profonds d'émotion contenue. Ils avaient vu la guerre des Nouveaux Balkans, sur Terre. Ils avaient vu les merveilles et les horreurs de deux mondes. Mais il y avait quelque chose d'autre, une inconsolable perte, devinait Oliveira, qui surpassait tout cela. Il était trop poli pour demander, mais quelquefois, comme en ce moment, il se demandait.

" Alors, vous partez maintenant ? "

Ortega acquiesça de nouveau. " Il faut que j'y aille, sinon je vais rater mon rendez-vous avec le bateau qui doit m'emmener à Dyfedd. J'aurais aimé rester plus longtemps, mais je ne suis pas du genre à prendre les armes et j'ai suffisamment de photos pour raconter votre histoire. " Il se leva, ses sacoches d'appareils photo sur le dos. " Au revoir, alors. "

Oliveira se leva pour serrer la main du photographe. Il hésita, puis s'éclaircit la gorge. " Je ne suis pas très bon pour les au revoir. Mais je suis d'accord, vous devez y aller. Nos communications par satellite sont brouillées la plupart du temps et ils payent des pirates informatiques pour bloquer toutes nos tentatives pour révéler au monde notre triste situation. Beaucoup de nos jeunes ont tenté de rejoindre le monde extérieur, sans succès et quand bien même, la plupart des journalistes ne les aurait pas écoutés. Mais vous, vous l'avez fait et nous vous en sommes reconnaissants. Vos photos… elles sont meilleures que les mots les plus forts que nous aurions pu trouver pour décrire cette tragédie. "

Il serra fermememnt la main d'Ortega, les larmes aux yeux. " Merci. Dites-leur que nous combattrons jusqu'à ce que nous obtenions la liberté. D'une manière ou d'une autre. "

* * *

Le camp de la résistance était caché dans les collines, pas très loin du complexe minier de Hanover dans Hell's Basin. C'était juste assez hors de l'ombre de la pluie pour qu'il y ait un peu de verdure clairsemée. Le camp était donc recouvert de filets de camouflage verts. Une jeune femme armée d'un fusil volé à Hanover escorta Ortega vers la limite du camp.

En marchant entre les tentes et les abris de fortune, il contemplait ces courageux combattants prêts à donner leur vie pour protéger leur terre natale. La plupart avait la peau sombre des descendants des premiers colons du projet Athéna. Les vieux travaillaient côte à côte avec les jeunes. Les femmes enceintes aidaient à préparer des pièges. Un jeune natif infirme manipulait des explosifs avec une aisance due à une longue pratique et les rangeait dans une caisse. Il y avait aussi quelques étrangers, des nouveaux venus comme lui, comme cette poignée de mercenaires sinistres qui avaient entraîné des soldats de Hanover du côté de Böse Strand avant de découvrir la vérité et d'entrer dans la résistance, ou cette grande femme qu'il avait pris pour une native avant de remarquer les longues branchies dans son dos, une biomodification aquaforme assez récente ; elle était aquaforme, mais pas native. Et il y avait également quelques colons qui avaient entendu des rumeurs sur la guerre à Westcape et qui étaient venus donner un coup de main.

Ils étaient si peu nombreux, mais ils croyaient en leur cause. Ils utilisaient la configuration du terrain et la vie sauvage indigène à leur avantage, dans une guérilla contre une technologie militaire de pointe et un rapport de force écrasant. Pour l'instant, ils tenaient bon.

La femme l'accompagna jusqu'à ce que le camp soit hors de vue. " Vous retrouverez votre chemin, d'ici ? " demanda-t-elle d'une petite voix incertaine.

" J'ai rendez-vous avec un ami, un guide du coin, un peu plus près de la côte. Ça ira. "

" Juste une chose… Pourriez-vous retrouver mon frère pour moi ? "

" Votre frère ? "

Elle baissa les yeux, nerveusement. " Di Tranh est parti avec quelques autres il y a des mois pour aller chercher de l'aide dans les Îles de Zion. C'était le premier groupe à y aller. Je n'ai plus de nouvelles de lui depuis. Mais un des nouveaux, le mercenaire, il m'a dit qu'il y a un nouveau groupe écoterroriste appelé la Ligue de Libération de Westcape, qui opère depuis Kingston. Il dit qu'ils sont en contact avec un groupe dissident du MRN, l'Épée de Zion. Ils sabotent les immeubles des corpos à Kingston et ailleurs, tuent des gens, même des passants innocents, tout ça en notre nom. "

" Et vous pensez qu'il pourrait être impliqué là-dedans ? "

" Il est plein de colère. S'il est toujours en vie, il les a peut-être rejoint. "

" Ortega arbora un sourire rassurant. " Je jetterai un coup d'œil. Je fais escale à Kingston en retournant dans l'archipel de Haven, alors je me renseignerai à droite et à gauche quand je serai là-bas. "

Elle mis la main sur son bras. " Merci. Si vous le trouvez, dites-lui qu'il manque à Rose. Dites-lui de rentrer. " Elle pris un collier brillant de scarabées processionnaires dans une de ses poches et le lui donna. " Comme ça, il saura qu'il peut vous faire confiance. "

Ils discutèrent un moment et elle lui expliqua ce qu'il devait savoir. Finalement, il n'y eut plus rien à dire. Il se détourna et prit le chemin de la côte. Il ne se retourna qu'une fois, mais la jeune combattante avait déjà disparu.

Il marcha pendant presque une heure avant de pouvoir sentir l'eau à nouveau. Et il sût qu'il était sorti de l'ombre de la pluie.